L’article 330

L’HUISSIER.

Le tribunal ! Découvrez-vous, messieurs !

Les trois juges viennent prendre leurs places. Tout le monde s’assied.

LE PRÉSIDENT.

L’audience est reprise !… Appelez, huissier.

L’HUISSIER.

Le Ministère Public contre La Brige. Outrage public à la pudeur. – La Brige !

La Brige s’avance à la barre.

LE PRÉSIDENT.

Vos nom, prénoms et domicile.

LA BRIGE.

La Brige, Jean-Philippe, trente-six ans, 5 bis, avenue de La Motte-Picquet.

LE PRÉSIDENT.

Votre profession.

LA BRIGE.

Philosophe défensif.

LE PRÉSIDENT.

Comment ?

LA BRIGE.

Philosophe défensif.

LE PRÉSIDENT.

Qu’est-ce que vous voulez dire par là ?

LA BRIGE.

Je veux dire que, déterminé à vivre en parfait honnête homme, je m’applique à tourner la loi, partant à éviter ses griffes. Car j’ai aussi peur de la loi qui menace les gens de bien dans leur droit au grand air, que des institutions en usage qui les lèsent dans leurs patrimoines, dans leur dû et dans leur repos.

LE PRÉSIDENT.

Voilà de singulières doctrines.

LA BRIGE.

Les doctrines, inspirées par la sagesse même, d’un homme qui, n’ayant de sa vie bu outre mesure, frappé ni injurié personne, fait tort d’un sou à qui que ce soit, ne s’est jamais levé le matin sans se demander avec inquiétude s’il coucherait le soir dans son lit.

LE PRÉSIDENT.

Vous êtes anarchiste ?

LA BRIGE.

Haussant les épaules.

Ah ! là ! là !… La République serait bien ce qu’il y a de plus bête au monde, si l’anarchie n’était plus bête qu’elle encore. Non, je suis pour Philippe Auguste, ou pour Louis X, dit le Hutin.

LE PRÉSIDENT.

Vous n’avez jamais eu de condamnations ?

LA BRIGE.

Jamais.

LE PRÉSIDENT.

Ça m’étonne.

LA BRIGE.

Je vous crois sans peine ; mais je suis un gaillard habile.

LE PRÉSIDENT

Ironique.

Soit dit sans vous flatter.

LA BRIGE.

Sans me flatter, en effet, puisque j’ai résolu le difficile problème de pouvoir, à trente-six ans, justifier à la fois et d’un passé sans tache, et d’un casier judiciaire sans souillure.

LE SUBSTITUT.

Voilà de bien grands mots : mettons les choses au point. Vous n’avez jamais eu de condamnations, c’est vrai, mais les renseignements recueillis sur votre compte ne sont guère en votre faveur. Ils vous représentent comme un personnage de commerce presque impossible, comme une façon de Chicaneau, processif, astucieux, retors, éternellement en bisbille avec le compte courant de la vie. Les juges ne sont occupés qu’à trancher vos petits différends avec le commun des mortels, et les archives des commissariats regorgent de procès-verbaux dont votre nom fait les frais.

LA BRIGE.

Monsieur, chacun, en ce bas monde, étant maître de sa vie, en dispose comme il l’entend. Pour moi, j’ai commencé par mettre la mienne au service de celle des autres, dans l’espérance que les autres s’en apercevraient un jour et me sauraient gré de mes bonnes intentions. Malheureusement, il est, pour l’homme, deux difficultés insolubles : savoir au juste l’heure qu’il est, et obliger son prochain. Dans ces conditions, écoeuré d’avoir tout fait au monde pour être un bon garçon et d’avoir réussi à n’être qu’une poire, dupé, trompé, estampé, acculé, finalement, à cette conviction que le raisonnement de l’humanité tient tout entier dans cette bassesse : « Si je ne te crains pas, je me fous de toi », j’ai résolu de réfugier désormais mon égoïsme bien acquis sous l’abri du toit à cochons qui s’appelle la Légalité.

LE PRÉSIDENT.

Quand vous aurez fini de faire du paradoxe, le tribunal passera à l’examen de la cause.

LA BRIGE.

Je ne fais pas de paradoxe : je n’en ai fait de ma vie et ne suis pas près d’en faire, en ayant le dégoût, l’exécration et la crainte, comme d’une fille publique qu’il est. La vérité, c’est que nous vivons dans un pays d’où le bon sens a cavalé, au point que M. de la Palisse y passerait pour un énergumène, et qu’un homme de jugement rassis, d’esprit équilibré et sain, ne saurait prêcher l’évidence, la démontrer par A + B, sans se voir taxé d’extravagance et menacé, à l’instant même, de la camisole de force.

LE PRÉSIDENT.

Finissons-en.

LE SUBSTITUT.

J’allais le dire. Vous êtes ici pour répondre aux questions qui vous seront posées et non pour vous répandre en périodes oratoires qui n’ont rien à faire en cette enceinte.

LA BRIGE.

Qu’on me questionne.

LE PRÉSIDENT.

Vous savez de quoi vous êtes prévenu ?

LA BRIGE.

Du tout. De quoi ?

LE PRÉSIDENT.

D’avoir montré votre derrière.

LA BRIGE.

Moi ?

LE PRÉSIDENT.

Vous.

LA BRIGE.

À qui ?

LE PRÉSIDENT.

À treize mille six cent quatre-vingt-sept personnes dont les plaintes sont au dossier.

LA BRIGE.

J’invoque la pureté notoire de mes mœurs. Montrer mon derrière ! Pour quoi faire ?

LE PRÉSIDENT.

C’est ce qu’établiront les débats. En attendant, treize mille six cent quatre-vingt-sept personnes déclarent, je vous le répète, l’avoir vu.

LA BRIGE.

Trop poli pour les démentir, je consens à ce qu’elles l’aient vu, mais je nie formellement le leur avoir montré.

LE SUBSTITUT.

Vous jouez sur les mots.

LA BRIGE.

Pas si bête ! Je m’efforce, au contraire, de les emprisonner dans leur véritable sens, dès lors, de présenter les choses sous leur véritable jour.

LE PRÉSIDENT.

Bref, vous niez les faits qui vous sont reprochés ?

LA BRIGE.

Je nie tomber sous le coup de l’article 330 qui prévoit et punit le délit d’outrage public à la pudeur.

LE PRÉSIDENT.

Vous pouvez vous asseoir.

(La Brige se rassied.)

Il y a des témoins ?

LE SUBSTITUT.

Il y en aurait eu trop, monsieur le président. Le Ministère Public a donc pris le parti de n’en faire citer aucun. Aussi bien, le délit, hors de discussion, fait l’objet d’un constat de Me Legruyère, huissier à Paris, constat dressé en bonne et due forme dans les termes requis par la loi et dont je demanderai au tribunal la permission de lui donner lecture.

LE PRÉSIDENT.

Le tribunal vous écoute. Lisez, monsieur le substitut.

LE SUBSTITUT

Lisant.

« L’an 1900, le 21 septembre, j’ai, Jean, Alfred, Hyacinthe… »

LA BRIGE

À mi-voix.

Tous les huissiers s’appellent Hyacinthe ; on n’a jamais su pourquoi.

L’HUISSIER.

Silence !

LE SUBSTITUT.

« … Jean, Alfred, Hyacinthe Legruyère, huissier près le tribunal de première instance séant à Paris, été requis par la Société des Transports Electriques de l’Exposition de 1900, aux fins de dresser dû et légal constat contre La Brige, Jean-Philippe, comme contrevenant habituellement aux lois sur la morale publique et scandalisant par l’exhibition constante de sa nudité la pudeur des personnes véhiculées du Champ-de-Mars aux Invalides, au moyen du Trottoir Roulant. En conséquence, nous étant rendu sur ledit Trottoir Roulant, et étant parvenu avenue de La Motte-Picquet, devant l’immeuble numéroté 5bis, nous avons nettement distingué, au fond d’un appartement, révélé à tout un chacun par l’écartement d’une croisée grande ouverte, une sorte de sphère imparfaite, fendue dans le sens de la hauteur, offrant assez exactement l’aspect d’un trèfle à deux feuilles, et que nous avons reconnue pour être la partie inférieure et postérieure d’une personne courbée comme pour baiser la terre. »

LA BRIGE.

Je ne baisais pas la terre.

L’HUISSIER.

Silence, donc !

LE PRÉSIDENT.

Tout à l’heure.

LA BRIGE.

Je cherchais une pièce de deux sous.

LE SUBSTITUT.

Lisant.

« Trente-sept minutes après, le Trottoir Roulant ayant achevé son parcours, nous nous trouvâmes ramené à notre point de départ, où étant, nous pûmes constater que les choses étaient toujours dans le même état. Une deuxième fois, item. Une troisième fois, item. Une quatrième fois, item. »

LE PRÉSIDENT.

À La Brige.

Vous cherchiez toujours vos deux sous ?

LA BRIGE.

Ils avaient glissé sous un meuble, je tâchais de les ramener à moi avec le bout de mon parapluie.

FIN DE L’EXTRAIT

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